Paradis fiscal pour les grandes multinationales, l’Irlande est au bord du black-out, car l’industrie y consomme trop d’électricité. Au lieu d’investir dans la maîtrise de la demande et de renforcer le service public, la coalition libérale au pouvoir parie sur davantage d’intégration aux marchés européens, notamment grâce au Celtic Interconnector qui doit relier l’île au réseau électrique français. L’enjeu n’est pas qu’énergétique : après le Brexit, il s’agit aussi d’arrimer l’Irlande à l’Union européenne.

Au mois de février 2023, la presse irlandaise relaie une information étonnante : le pays vient de recevoir une flotte de groupes électrogènes d’urgence, habituellement utilisés dans les pays en guerre ou touchés par une catastrophe naturelle, qui doivent être installés à proximité de la capitale Dublin. Qualifiés de « moteurs à réaction » par le ministre de l’Environnement, ces turbines qui fonctionneront au gaz seront raccordées au réseau et pourront être déclenchées très rapidement en cas de besoin. Elles sont censées éviter les coupures alors que les alertes se sont multipliées depuis 2020 : le système électrique frôle régulièrement ses limites techniques. Pourtant, la République d’Irlande n’est pas bombardée et n’a pas été ravagée par une tempête. En matière de PIB par habitant, elle se classe même au cinquième rang mondial (selon le Fonds monétaire international) voire au troisième (selon la Banque mondiale). Mais à force d’attirer des activités très consommatrices grâce à des conditions fiscales de rêve, l’électricité manque pour répondre aux besoins.

La première nationalisation de l’électricité en Europe de l’Ouest

Conquise par l’Angleterre au XIIe siècle, ravagée par la Grande famine (1845-1852), amputée d’une partie du territoire de l’île qui reste britannique, meurtrie par une guerre civile (1921-1923), l’Irlande est particulièrement attachée à son indépendance et à son autonomie. C’est pour s’affranchir du charbon et du pétrole que le gouvernement irlandais développe l’hydroélectricité au milieu des années 1920. Il construit notamment le barrage d’Ardnacrusha sur la rivière Shannon qui est, à l’époque, la plus grande station hydroélectrique au monde.

Même si la droite domine le système politique avec les libéraux du Fianna Fáil et les démocrate-chrétiens du Fine Gael, les deux grands partis de gouvernement s’accordent sur la nécessité d’une propriété publique des réseaux électriques. En 1927, l’Electricity Supply Board (ESB) est créé pour regrouper les centrales publiques et les activités privées nationalisées, ce qui constitue la première nationalisation de l’électricité en dehors de l’Union soviétique.

Entre 1950 et 1965, pour diversifier la production, la République d’Irlande développe de nombreuses centrales à tourbe. Construites près des gisements, ces petites unités sont établies loin des centres de consommation, ce qui nécessite de constituer un réseau dense. En 1971, le champ gazier de Kinsale Head, dans la mer Celtique, est découvert. La production débute en 1979, après la nationalisation des activités gazières, regroupées dans Bord Gáis Eireann’s. L’État irlandais développe les centrales électriques au gaz et convertit bon nombre de centrales anciennement au fioul. Mais la production de Kinsale Head s’effondre à la fin des années 1990.

Dans les années 2010, c’est l’éolien terrestre qui réalise une percée, tandis que la part de la tourbe et du charbon, très émetteurs de dioxyde de carbone, décline. En 2020, le gaz représentait 40 % des 11,3 gigawatts installés (un nouveau gisement offshore à Corrib, au Nord-Ouest, a été mis en exploitation en 2016), l’éolien 38 %, la tourbe et le charbon 8 %, le pétrole 8 %.

Un paradis fiscal pour la « Big tech »

À partir de 2015, alors que la crise des dettes souveraines est à son apogée en Europe, l’Irlande connaît une croissance impressionnante. Attirées par des conditions fiscales très avantageuses, des firmes pharmaceutiques (Pfizer, Johnson & Johnson, Sanofi, GlaxoSmithKline…) et du numérique (Meta, Google, Twitter, Apple, Dell, Intel) s’y implantent massivement. Les besoins en énergie, et notamment en électricité, bondissent. Alors que les centre de données (data centers) utilisaient 5 % de la consommation d’électricité en 2016, ils en engloutissaient 14 % cinq ans plus tard. En 2021, l’Irlande comptait pas moins de 70 data centers en activité et 30 nouveaux en projet.

Les citoyens et les mouvements associatifs sont de plus en plus nombreux à dénoncer les impacts environnementaux des multinationales du numérique, notamment la consommation d’eau et de courant. Pour le mouvement citoyen Uplift (littéralement : soulèvement), « les centres de données créent une telle pression sur le système électrique que nous allons vers des délestages ». Lancée en septembre 2021, la campagne « Don’t let Big Tech steal our light » (« Ne laissons pas les Big Tech voler notre lumière ») vise à obtenir un moratoire sur l’ouverture de sites. D’après le gestionnaire de réseau, la situation s’annonce effectivement très tendue au moins jusqu’en 2031.

Une précarité grandissante

Comme tous les États membres, l’Irlande a adapté son système énergétique aux exigences de l’Union européenne. Les réseaux sont restés publics, la production et la fourniture ont été ouverts à la concurrence, contrôlée par la Commission for Regulation of Utilities (CRU). En 2008, la CRU oblige l’ESB à vendre deux centrales au fioul, qui sont rachetées par la firme espagnole Endesa. En 2014, le gouvernement vend les activités de production d’électricité et de fourniture de gaz de Bord Gáis Eireann’s aux britanniques de Centrica. En 2017, la part de l’ESB sur le marché de détail de l’électricité passe sous les 50 % et, en 2019, elle ne détient plus que 47 % des capacités de production.

Suite à cette dérégulation, les prix du gaz et de l’électricité ne sont plus encadrés. En 2017, la CRU a demandé aux fournisseurs de proposer une tarification dynamique basée sur trois niveaux de prix : le jour, la nuit et les pointes de consommation. Les compteurs numériques irlandais qui facilitent ce type d’évolution intègrent aussi une fonction de prépaiement. Deux entreprises, PrePayPower et Pinergy, se sont spécialisées dans le prépaiement de l’électricité (et du gaz pour PrePayPower). Elles représentent près de 9 % du marché de détail. Ce système se développe notamment dans le parc de logements locatifs, et tout est fait pour empêcher le retour en arrière : repasser d’un compteur à prépaiement vers un compteur classique coûte entre 100 et 300 euros.

Dans ces conditions, et avec la flambée européenne des prix en 2021, le niveau de précarité énergétique atteint 29 % des ménages en 2022. Entre janvier 2021 et avril 2022, l’augmentation moyenne de la facture a été estimée à plus de 20 euros… par semaine !

D’une dépendance à l’autre

En matière d’énergie, l’Irlande est très dépendante de deux pays qui ne sont pas dans l’Union européenne. Elle importe son pétrole depuis le Royaume-Uni et la Norvège. Pour le gaz et l’électricité, elle n’est connectée qu’au voisin britannique et pas au continent. Actuellement, le Royaume-Uni joue le jeu des marchés européens de l’énergie, mais rien n’indique que ce sera toujours le cas. Si Londres s’en détachait, l’Irlande serait coupée des Bourses européennes.

C’est la raison pour laquelle Dublin, Paris et Bruxelles veulent développer le Celtic Interconnector, une interconnexion de 575 kilomètres et 700 mégawatts qui reliera la côte Sud de l’Irlande au Finistère et qui fonctionnera dans les deux sens. Sur un coût total prévu de plus de 1,6 milliards d’euros, les financements de l’Union européenne dépassent 500 millions. Avec cette infrastructure, la France pourrait certes exporter l’électricité qui risque de manquer à l’Irlande ces prochaines années. Mais, elle devrait aussi voir arriver en Bretagne du courant à bas prix : l’Irlande commence tout juste à développer l’éolien en mer, dont le potentiel est estimé à 4,5 gigawatts et dont elle exportera les surplus.

Aurélien Bernier