Le débat sur la destruction d’emplois causé par l’essor de l’intelligence artificielle (IA) néglige trop souvent le fait que les systèmes actuels d’IA ont en réalité un besoin massif de travail humain. Mais, hélas un travail délocalisé, sous-payé, et sans droits sociaux.

Qui se souvient aujourd’hui du Turc mécanique ? De ce prétendu automate habillé en Ottoman qui, au siècle des Lumières, se targuait de jouer superbement aux échecs ? En vérité, le Turc mécanique n’était qu’un canular, un humain de petite taille, excellent joueur d’échecs, étant caché à l’intérieur du dispositif. Les ingénieurs en IA d’Amazon, eux, se souviennent du Turc mécanique. En 2005, ils ont lancé l’Amazon Mechanical Turk, qui recrute en permanence des dizaines de milliers de personnes pour entraîner les programmes d’IA, et parfois même les remplacer.

« Les êtres humains accomplissent le travail que les systèmes intelligents et les entités logicielles ne sont pas capables d’effectuer. Pour réaliser ces opérations, on peut faire à des travailleurs experts […] ou bien s’appuyer sur des foules d’experts interchangeables […]. La stratégie d’Amazon relève clairement du second choix » écrit le sociologue Antonio A. Casilli dans En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019).

Quelles tâches accomplissent aujourd’hui ces Turcs mécaniques du XXIᵉ siècle ? Il peut s’agir de reclasser les sites les plus pertinents trouvés par un moteur de recherche. Comme le reconnaît un manuel de Microsoft, « si les moteurs de recherche étaient parfaits, nous n’aurions pas besoin d’utilisateurs humains ». Ou de reconnaître des images (identifier un chat, un véhicule, un feu tricolore, etc.) sur une photo, comme les internautes sont souvent invités à le faire en guise de test de sécurité informatique. Ces tâches sont particulièrement indispensables au développement des véhicules automatiques. Ou encore de comprendre un contexte, ce que les machines ne peuvent faire d’elles-mêmes. Comment traduire, par exemple, du français vers l’anglais le mot « devoir » ? S’agit-il d’un duty, une tâche moralement exigée, ou d’un homework, que les élèves rapportent chaque soir à la maison ? Même sans aucune formation, un francophone ne confondra jamais ces deux acceptions du terme « devoir ». Une IA de traduction automatique, tant qu’elle n’aura pas été « éduquée » par un humain, sera incapable de les distinguer.

« Le travail de nettoyage et d’affinage des données s’avère parfois la phase la plus délicate de l’apprentissage automatique – et celle exigeant le plus de mains d’œuvre » écrit encore Antonio Casili. Plus généralement, les travailleurs invisibles de l’IA transforment des données brutes en données de qualité, sans erreurs, qui pourront servir de banc d’essai aux algorithmes.

Où sont aujourd’hui ces Turcs mécaniques ? Pour la grande majorité d’entre eux, dans des pays du Sud où une langue très utilisée sur internet est couramment pratiquée : typiquement l’Inde ou le Kenya, pour l’anglais, Madagascar ou la Côte d’Ivoire pour le français. Ces micro-travailleurs sont payés quelques centimes, tout au plus, pour chacun de leurs clics qui servent à entraîner les programmes d’IA. L’Amazon Mechanical Turk est loin d’être la seule plateforme proposant de mettre en relation des entreprises ayant besoin de travail humain pour entraîner des dispositifs d’IA. Cette nouvelle forme de travail pose des questions inédites au mouvement syndical.

Nicolas Chevassus