Dirigée par les nationalistes euro critiques du PiS (Prawo i Sprawiedliwość, ou « Droit et justice »), la Pologne s’oppose depuis plusieurs années à l’Union européenne sur de nombreux sujets, dont les politiques climatiques et l’énergie. En jeu, l’utilisation du charbon, les prix, l’ouverture à la concurrence, et plus globalement la souveraineté énergétique.

À la veille des élections parlementaires polonaises du 15 octobre 2023, la tension déjà forte entre Varsovie et l’Union européenne monte encore d’un cran. Au mois de juillet, la Pologne a déposé plusieurs plaintes devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ciblant différentes mesures adoptées par Bruxelles dans le cadre de sa politique de lutte contre les changements climatiques.

D’une manière générale, le gouvernement polonais conteste la prise de compétence (non écrite dans les traités) de l’Union européenne sur l’énergie, qui influence les mix énergétiques des États membres. Considérant que les choix de développement des filières de production relèvent de la souveraineté nationale, Varsovie estime que ces politiques devraient être votées à l’unanimité, et non à la majorité comme elles le sont actuellement.

« L’Union européenne veut-elle prendre des décisions autoritaires […] et augmenter les prix de l’énergie en Pologne ? Le gouvernement polonais ne permettra pas à Bruxelles de lui dicter sa conduite », écrivait la ministre du Climat et de l’Environnement, Anna Moskwa, en juin dernier, sur les réseaux sociaux.

Une souveraineté énergétique bâtie sur le charbon

La Pologne est un pays marqué par les conflits militaires, les occupations, les déplacements de frontières… et, du fait de son histoire, très attaché à la souveraineté. Son électrification débute au lendemain de la Première Guerre mondiale, après l’effondrement de l’Empire Austro-Hongrois.

Dès 1922, l’État organise le développement d’un système énergétique national en franchissant les entreprises de distribution. Alors qu’elle dispose, comme l’Autriche, d’importantes ressources hydrauliques, la Pologne choisit de miser sur le charbon. Occupée par l’Allemagne nazie et l’URSS au cours de la Seconde Guerre mondiale, ses frontières sont profondément modifiées par les accords de Potsdam du 26 juillet 1945, qui lui attribuent une partie du territoire allemand, mais lui ôtent sa partie orientale au bénéfice de l’URSS.

À partir de juin 1946, le gouvernement provisoire communiste engage un vaste plan de nationalisation des grandes entreprises, mais contrairement à d’autres pays de l’Est, n’abolit pas la propriété individuelle et conserve une part d’activité économique privée. Un Office central de l’industrie charbonnière et onze Unions régionales sont créées.

Pour financer sa reconstruction, la Pologne (qui devient République populaire de Pologne en 1952) exporte son charbon, y compris en Europe de l’Ouest, dont elle est le troisième fournisseur après les États-Unis et la République fédérale d’Allemagne. Au moment de la chute de l’Union soviétique, le charbon représente près de 77% de la consommation totale d’énergie et permet de produire 96% de l’électricité polonaise.

L’énergie résiste aux privatisations

Confronté à des difficultés économiques importantes, à des grèves et des manifestations massives, le régime polonais s’effondre en 1989. Les privatisations débutent dès 1990, mais la situation se dégrade pour la majorité de la population : les revenus réels baissent, le chômage passe de 6,5% en 1990 à 12,5% en 1991 et 14,4% en 1994. Alors que le libéralisme économique avait dans un premier temps été perçu comme un progrès, l’opinion publique se retourne en l’espace de quelques mois. Les privatisations sont ralenties et le système énergétique est épargné.

Dans l’électricité, quatre entreprises publiques (PGE, Tauron, Enea et PKN Orlen) se partagent le territoire. Seule la capitale Varsovie est desservie par une entreprise privée, Innogy, filiale du groupe allemand RWE. Une autre firme publique, Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo (PGNiG) gère la quasi-totalité des approvisionnements de gaz.

Pour le pétrole, PKN Orlen et Lotos, deux entités contrôlées par le Trésor polonais, détiennent les trois quarts du marché. En novembre 2022, le gouvernement annonçait la fusion de PKN Orlen et PGNiG, qui aboutira à créer, sous le nom d’Orlen, le plus grand groupe industriel d’Europe centrale. En matière de prix, les tarifs de l’électricité pour les ménages sont régulés par les pouvoirs publics. Sur le marché de détail du gaz, la dérégulation qui était prévue pour 2024 vient d’être reportée : pour éviter une trop forte volatilité, les tarifs régulés resteront en place jusqu’en 2027.

Même si cette situation contrarie l’Union européenne, Bruxelles est forcée de ménager la Pologne, qui est un pays clé pour isoler la Russie. Deux grands corridors gaziers doivent traverser son territoire : le Baltic Pipe, qui permettra d’acheminer du gaz norvégien dans les pays Baltes, et un corridor Nord-Sud desservant la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie et la Croatie. Mais, pour ce faire, Varsovie doit accepter de construire de nouvelles infrastructures et permettre le transit du combustible.

Programme nucléaire et alliance américaine

Afin de consolider sa souveraineté énergétique et de réduire la part du charbon dont les ressources nationales se font moins abondantes, la Pologne veut développer le nucléaire. Alors que la population rejetait massivement l’atome au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl, elle y est à présent favorable à plus de 70%. 

Au milieu des années 2010, EDF semblait la mieux placée pour bâtir cette filière aux côtés de l’État polonais, mais c’est finalement l’américaine Westinghouse qui est choisie fin 2022. Quelques mois plus tard, en avril 2023, l’entreprise polonaise Orlen et des agences publiques américaines signent une lettre d’intérêt pour le déploiement de vingt petits réacteurs modulaire (SMR, small modular reactor) développés par General Electric Hitachi. Pour Varsovie, le choix des États-Unis permet d’étendre à l’énergie un partenariat stratégique et militaire déjà étroit.

Au passage, il envoie un signal fort à l’Union européenne : si le bras de fer politico-juridique se durcit, la Pologne peut trouver ailleurs les financements que Bruxelles lui refuserait. Pour Washington, ces accords pourraient ouvrir la porte à de nouveaux marchés d’exportation dans les pays de la région, qui vont devoir fermer leurs centrales au charbon : l’exemple polonais pourrait convaincre la Roumanie, la Slovaquie, l’Estonie et la République tchèque de suivre le même chemin.

Quelle souveraineté au sein de l’Union européenne ?

Dans les négociations en cours sur la réforme du marché européen de l’électricité, Varsovie continue de défendre son point de vue souverainiste : c’est aux États membres et non à l’Union européenne de définir le mix énergétique national et de réguler les systèmes énergétiques. Le contexte pré-électoral n’est pas pour rien dans la forte médiatisation de cette posture, alors que le raisonnement polonais n’a aucune chance d’être entendu par la Cour européenne de justice ou par la Commission européenne.

Il contient pourtant un fond de vérité : profitant des politiques climatiques et de la crise des prix, Bruxelles veut étendre son emprise libérale sur les systèmes énergétiques des États membres. Il est d’autant plus regrettable que cette critique soit portée par un pouvoir autoritaire et nationaliste, et non par des gouvernements progressistes.