Avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la Géorgie forme la partie sud du Caucase, la région géographique qui sépare la mer Noire de la mer Caspienne. Occupée successivement par les Romains, les Perses, les Mongols et les Ottomans, elle est annexée au début du XIXe siècle par l’Empire russe. Lorsque les courants de pensée communistes se développent, c’est la tendance menchévique qui devient majoritaire dans le Caucase du sud. Après la révolution de 1917, la Géorgie refuse de reconnaître le pouvoir bolchévique de Petrograd (Saint-Pétersbourg). Le 9 avril 1918, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie proclament l’indépendance de la République démocratique fédérative de Transcaucasie. Mais les revendications nationalistes conduisent à la scission : dès le 26 mai 1918, la Géorgie devient une nation souveraine. Au début de l’année 1921, l’Armée rouge envahit le territoire et, en 1927, Staline arrive à la tête de l’Union soviétique. Natif de Géorgie, il en fait un lieu de villégiature pour dirigeants communistes et développe l’économie locale : mines, métallurgie, machines, agriculture, vins.

UN PUISSANT SYSTÈME HYDROÉLECTRIQUE

Grâce aux montagnes du Grand Caucase au nord et à ses nombreux cours d’eau, la Géorgie peut développer une importante production hydroélectrique. Les usines de Zahesi (à 16 kilomètres au nord de Tbilissi, la capitale) et Rioni (à l’ouest, à proximité de la mer Noire) sont inaugurées respectivement en 1927 et 1934. Après la 2de Guerre mondiale, de grands barrages sont mis en service : Khrami I (1947), Khrami II (1963), Vardnili (1970). En 1978, c’est le gigantesque barrage d’Enguri qui est raccordé au réseau. D’une hauteur de plus de 271 mètres, sa voûte en béton restera la plus haute du monde jusqu’au début des années 2000, avant d’être détrônée par le réservoir chinois de Xiaowan (292 mètres). Des turbines à vapeur fonctionnant au gaz ou au fioul, comme celles de Gardabani (à 39 kilomètres au sud de Tbilissi), viennent compenser la saisonnalité du parc hydroélectrique. L’entreprise d’État Sakenergo dispose d’un monopole sur la production, les réseaux et la fourniture. Le système électrique est synchronisé à l’échelle du sud Caucase : Tbilissi héberge le centre régional de contrôle pour l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

INDÉPENDANCE ET GUERRE CIVILE

La Géorgie redevient indépendante le 9 avril 1991. À la suite d’un coup d’État, l’ancien chef du Parti communiste Edouard Chevardnadze accède au pouvoir mais le pays bascule dans la guerre civile. Deux régions refusent de reconnaître le régime de Tbilissi : l’Ossétie du Sud, et, plus tard, l’Abkhazie, qui représentent ensemble près de 20 % de la superficie du territoire. À la suite de violents affrontements armés, et avec le soutien de Moscou, elles deviennent autonomes mais non reconnues par la communauté internationale. En 1996, Chevardnadze signe un décret présidentiel pour engager la privatisation de l’énergie. Sakenergo est réorganisée, et les activités de production et de réseau sont séparées. La distribution revient à 66 compagnies locales. Fin 1998, 75 % des parts de la compagnie de distribution de Tbilissi, JSC Telasi, sont vendues à la firme américaine AES (qui les cèdera dès 2003 au Russe Inter-RAO). L’année suivante, AES rachète également deux unités de la centrale au gaz de Tbilsresi et remporte la concession du barrage de Khrami.

ULTRALIBÉRALISME GÉORGIEN

Fin 2003, à la suite d’une longue crise économique, un mouvement pro-occidental renverse Chevardnadze. Docteur en droit formé aux États-Unis, l’ancien ministre de la Justice Mikheil Saakachvili, qui promet d’augmenter les retraites et l’aide sociale aux plus pauvres, est élu à la présidence de la République le 4 janvier 2004. Le nouveau chef de l’État demande l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN, opère un rapprochement avec l’Union européenne et tente, sans succès, de reprendre le contrôle des régions séparatistes. Dans le domaine économique, il multiplie les mesures pro-patronat et les coupes dans les dépenses publiques. Il détruit notamment 60 000 postes de fonctionnaire, supprime l’inspection du travail et le salaire minimum, donne aux employeurs une liberté totale d’embauche et de licenciement, baisse les impôts sur les sociétés et les dividendes, supprime toute progressivité de l’impôt sur le revenu… mais augmente le budget de la défense jusqu’à 10 % du PIB. En guise de gage de bonne volonté offert à l’OTAN, la majorité au pouvoir assure une présence militaire importante en Irak, au Kosovo puis en Afghanistan. Dans l’énergie, le gouvernement lance, en 2005, un vaste plan de rénovation du système électrique public, d’un montant de plusieurs centaines de millions de dollars. Deux ans plus tard, il privatise la distribution ainsi que six entreprises de production, qui sont rachetées par la firme tchèque Energo-Pro. Les prix flambent, passant de 50 à près de 100 dollars en moyenne par mégawattheure de 2005 à 2012. Alors que l’ensemble du gaz consommé provenait de Russie, Tbilissi se tourne vers l’Azerbaïdjan. En l’espace de 4 ans (de 2005 à 2009), la State Oil Company of Azerbaïdjan Republic (SOCAR) devient le premier fournisseur de Géorgie. Le marché est loin d’être négligeable : le gaz naturel pèse 40 % des consommations d’énergie primaire et près de 85 % des Géorgiens y ont accès. En 2009, les activités charbonnières, qui incluent une centrale électrique de 13 mégawatts, sont vendues au puissant Georgian Industrial Group (GIG). Malgré la libéralisation, l’État géorgien continue de réguler partiellement les prix de l’électricité, avec un système complexe. Les grandes centrales construites avant les réformes et déjà amorties vendent le courant à un prix régulé. Celles de faible puissance ou qui ont vu le jour après 2008 sont libres de vendre sur le marché. Les autres centrales sont partiellement régulées, ce qui signifie qu’elles vendent librement jusqu’à un prix plafond. Au début des années 2010, la Géorgie devient importatrice nette de courant. Ses principaux fournisseurs sont l’Azerbaïdjan et la Russie.

TOURNANT « ILLIBÉRAL »

Fin 2011, alors que le régime est de plus en plus autoritaire, le milliardaire Bidzina Ivanichvili fonde un nouveau parti d’opposition, le Rêve géorgien, qui s’affiche dans un premier temps libéral et pro-européen tout en voulant apaiser les relations avec la Russie. Le 1er octobre 2012, il remporte les élections législatives et forme un nouveau gouvernement. Poursuivi en justice pour abus de pouvoir et malversations, Saakachvili s’exile aux États-Unis puis en Ukraine, où il change de nationalité. Nommé gouverneur de l’oblast d’Odessa en 2015, il est écarté par le président Petro Porochenko puis réhabilité par Volodymyr Zelensky en 2019. Fin 2021, il est arrêté en Géorgie et condamné à la prison. La violence des politiques libérales menées par Saakachvili (qui a recruté, en 2009, le journaliste français Raphaël Glucksmann comme conseiller spécial) a généré une terrible précarité économique. La richesse réelle par habitant est inférieure à celle de l’époque soviétique. D’où une émigration massive : la population géorgienne qui vit à l’étranger dépasserait à présent le nombre d’habitants vivant en Géorgie, soit près de 4 millions. La Turquie accueille 1,5 million de Géorgiens, ce qui explique le souhait de Tbilissi d’entretenir de bonnes relations avec Ankara. Même s’il s’affiche socialement progressiste, le Rêve géorgien, qui domine à présent la vie politique nationale, n’opère pas de rupture économique. En octobre 2016, il signe un protocole d’accession à la Communauté de l’énergie, qui l’engage à adapter sa législation aux règles de concurrence de l’Union européenne. Une loi sur les partenariats public-privé pour les infrastructures et les services publics est votée en mai 2018. En décembre 2019, la loi sur la fourniture d’eau et d’énergie adoptée au Parlement favorise l’ouverture à la concurrence. De plus en plus proche de la Russie et du modèle idéologique hongrois de Viktor Orbán, il remporte à nouveau les élections législatives en 2024 avec 54,1 % des suffrages exprimés contre 37,6 % pour la coalition pro-occidentale. Un mois plus tard, le Premier ministre annonce la suspension des négociations d’adhésion à l’Union européenne.

UNE ACTIVITÉ ÉNERGIVORE ET PARASITAIRE

Cette rupture géopolitique aura-t-elle des conséquences pour le système énergétique géorgien ? Rien n’est moins sûr, d’autant que certaines activités très lucratives profitent de la dérégulation des prix. En 2014, la multinationale néerlandaise Bitfury s’installait dans une zone franche de Tbilissi, où elle bénéficiait d’un terrain quasiment gratuit et de nombreux avantages fiscaux. Son activité, le « minage », consiste à générer du Bitcoin, une cryptomonnaie créée par calculs informatiques. En quatre ans, la firme aurait réalisé en Géorgie un chiffre d’affaires estimé entre 250 000 et 400 000 dollars… par jour. Un succès qui a poussé bien d’autres entreprises de ce type à choisir la petite république caucasienne. Après un effondrement en 2018, la valeur du Bitcoin connaît à nouveau une hausse exponentielle depuis 2023, et le minage géorgien repart de plus belle. La demande d’énergie de cette activité peut atteindre 10 à 15 % de la production électrique du pays et provoque fréquemment des coupures sur le réseau. D’après la presse spécialisée, certaines entreprises de minage se fournissent en électricité au prix imbattable de 30 dollars par mégawattheure. Et l’origine renouvelable du courant rendrait le Bitcoin géorgien « respectueux de l’environnement ».

Aurélien Bernier