Après des décennies d’une robotisation qui a surtout frappé l’industrie, les récents développements de l’intelligence artificielle affectent à présent les services ou les professions intellectuelles. Quels impacts sur les salariés et le monde du travail ? Premier volet d’une série d’articles qu’Énergies Syndicales va consacrer à cette mutation spectaculaire.

S’il est une question dont le mouvement ouvrier discute depuis toujours, c’est bien celle de l’attitude à adopter face aux progrès techniques qui bouleversent le monde du travail. Et pour cause : le mouvement ouvrier est précisément né en réponse à ce bouleversement majeur que fut l’introduction de la machine à vapeur dans l’industrie minière et textile au Royaume-Uni à la fin du XVIIIème siècle, en France et en Allemagne au début du XIXème puis, petit à petit, partout dans le monde.

La première attitude du monde ouvrier a été le rejet catégorique, prenant la forme de la destruction des machines « tueuses de bras ». Ces destructions prirent une forme insurrectionnelle dans l’Angleterre des années 1810,  en proie à la révolte dite des luddites, du nom d’un mystérieux Général Ludd dont se réclamaient les briseurs de machines. Vint ensuite une discussion au sein du mouvement ouvrier : certes, les machines détruisent des emplois, mais elles accomplissent aussi des tâches pénibles et épuisantes. Les économistes, tant libéraux que marxistes, s’en mêlèrent, en montrant que, dans l’ensemble et sur la durée, les nouvelles techniques procèdent d’une « destruction créatrice » qui crée de nouveaux emplois, plus qualifiés et mieux rémunérés, en remplacement de ceux qu’elles détruisent.

Voilà pour l’aperçu historique de cette question plus que bicentenaire. Mais en quels termes se pose-t-elle aujourd’hui, alors que la robotisation a quitté l’usine pour entrer dans certains intérieurs (tondre une pelouse, faire le ménage….), qu’elle affecte des postes de travail de service peu qualifiés (comme les caisses de supermarché ou certaines formes de relation client des entreprises) et touche des métiers intellectuels (comme la traduction ou le journalisme – des machines pouvant par exemple rédiger les articles rendant compte d’élection ou de compétition sportive – ?). Sans parler de ce grand basculement que promet, peut-être à tort, ChatGPT en ses différentes versions capables de rédiger un article, un rapport ou un discours (presque) aussi bien qu’un être humain ?

La réflexion sur ces questions ne fait que débuter. Notons en tout cas qu’une vieille leçon de ces deux siècles d’histoire – à savoir que des emplois plus qualifiés sont créés à la place de ceux, moins qualifiés, qui sont détruits – n’est toujours pas démentie. Dans les milieux de l’informatique, un des profils aujourd’hui les plus recherchés est celui d’ingénieur prompt, expert dans l’art formuler les questions à ChatGPT de manière à ce que les réponses soient les plus pertinentes : un avatar, en quelque sorte, de l’ouvrier sachant bien conduire sa machine. Mais en dépit du caractère encore embryonnaire de ces discussions, une idée revient avec insistance : celle de taxer robots et autres intelligences artificielles.

Ses partisans se retrouvent dans des mondes inattendus. Bill Gates déclarait ainsi en 2017 au magazine Quartz « si un travail humain produit, disons, une richesse de 50 000 dollars, ce travail est taxé. Si une machine vient et fait la même chose, on pourrait penser que l’on impose le robot à un niveau similaire ». Et Michel-Edouard Leclerc, propriétaire du géant de la distribution, déclarait sur France Info le 3 mars préférer « faire payer les robots » que porter l’âge de départ à 64 ans. Des fronts étonnants se dessinent donc, faits d’alliances improbables. En attendant, les quelques tentatives de mettre en place des taxations des robots se heurtent à un violent tir de barrage. La taxe pourtant modeste (5 600 euros par an) qu’avait imposée la maire de Molenbeek (Belgique) sur toute caisse automatique a été suspendue par la région de Bruxelles, qui considérait que la mesure allait contre sa politique en faveur de l’innovation.