Petit territoire enclavé entre la Roumanie et l’Ukraine, la Moldavie est un pays hautement stratégique dans l’affrontement entre l’Union européenne et la Russie. Début 2025, l’arrêt des approvisionnements en gaz russe a placé les populations et l’économie locale, déjà fragiles, au bord du gouffre. Une situation qui pourrait se répéter en l’absence de changement structurel.
Le 20 octobre 2024, les citoyens moldaves votaient deux fois : pour le premier tour de l’élection présidentielle et pour un référendum visant à inscrire dans la Constitution nationale l’objectif d’adhésion du pays à l’Union européenne. Le but du second scrutin est d’éviter un éventuel revirement sur la question en cas de changement de majorité politique. Avec une participation d’à peine plus de la moitié du corps électoral, le oui l’emporte d’extrême justesse, totalisant 50,35 % des suffrages exprimés ; ce n’est que grâce aux voix des nombreux expatriés que la réforme constitutionnelle est adoptée. Quoi qu’il en soit, le processus d’adhésion est en cours et l’énergie figure parmi les sujets prioritaires. Le 4 février 2025, la Commission européenne et le gouvernement libéral de Chișinău (la capitale moldave) convenaient d’une aide d’urgence pour faire face à une pénurie de gaz, mais aussi d’une « stratégie globale d’indépendance et de résilience énergétiques » pour une durée de deux ans.
Un pays coupé en deux
À la croisée des sphères d’influence latine et russe, mais aussi au cœur des affrontements pour le contrôle des bouches du Danube, la Moldavie a connu de profonds changements géographiques et politiques, y compris au cours des deux derniers siècles. En 1812, la principauté de Moldavie est divisée par le traité de Bucarest qui règle la paix entre la Turquie et la Russie. Sa partie orientale rejoint l’empire russe tandis que sa partie occidentale devient autonome puis intègre la Roumanie moderne.
En 1917, le Soviet (menchévik) de la province russe de Moldavie proclame l’indépendance. L’année suivante, il vote le rattachement à la Roumanie. Mais l’URSS bolchévique refuse de reconnaître ce scrutin. Elle annexe le territoire situé à l’est du fleuve Dniestr, qui devient Région socialiste soviétique autonome moldave, ou « Transnistrie ».
Alliée à l’Allemagne nazie, la Roumanie envahit la Moldavie en juin 1941. Puis, entre mars et août 1944, le territoire est repris par l’URSS. Cette dernière crée la République socialiste soviétique moldave, dans laquelle elle organise de grandes purges et une immigration massive, russe et ukrainienne. Moscou développe l’industrie en Transnistrie, mais la Bessarabie, à l’ouest du Dniestr, reste profondément agricole.
Des approvisionnements contrôlés par Moscou
En 1951, débutent les travaux du barrage hydroélectrique de Dubăsari, sur le fleuve Dniestr. D’une puissance de 48 mégawatts, il commence à produire trois ans plus tard. Des systèmes de cogénération (production de chaleur et d’électricité) sont implantés dans les villes : la capitale Chișinău est équipée en 1951, et Bălți, la seconde ville du pays, en 1956. Mais la plus grande centrale de Moldavie est, de loin, celle de Kuchurgan (ou Cuciurgan en roumain), construite en Transnistrie. Alimentée au charbon, elle commence à produire du courant à partir de 1964 grâce à une unité thermique de 200 mégawatts. Sept ans plus tard, elle dispose de huit unités pour un total de 1,6 gigawatt. Entre 1973 et 1982, quatre unités supplémentaires voient le jour : deux pouvant fonctionner soit au gaz, soit au fioul, et deux à cycle combiné gaz.
La République de Moldavie proclame son indépendance le 27 août 1991, mais la Transnistrie russophone fait sécession, de même que la République gagaouze, dans le sud du territoire. La proclamation d’indépendance de la Transnistrie déclenche un conflit militaire. L’affrontement débouche sur un statu quo : la Moldavie et la Transnistrie restent, de fait, deux États indépendants, le second n’étant pas reconnu par la communauté internationale. Beaucoup moins riche et puissante, la Gagaouzie doit se contenter d’un statut de région autonome. Cette partition crée une situation énergétique particulière. Sans la Transnistrie, les capacités de production moldaves sont très faibles et ne permettent de satisfaire que 20 % de la demande d’électricité. En matière de gaz naturel, le pays est entièrement dépendant des importations russes.
Difficile libéralisation
Entre 1992 et 2000, la libéralisation de l’économie déclenche une violente crise sociale. Le service public de l’énergie est dérégulé à partir de 1997. En 2000, trois distributeurs publics d’électricité, qui pèsent environ 70% du marché, sont vendus à la firme privée espagnole Union Fenosa. En 2004, la centrale de Kuchurgan est achetée par Saint Gidon Invest, un groupe belgo-russe. Après la faillite mafieuse du propriétaire, elle est reprise par Inter RAO, dont l’actionnaire majoritaire est la fédération de Russie.
Chișinău a mis en place un système d’acheteur unique : chaque entreprise de production vend à la firme publique Energocom joint-stock company, qui gère également les importations. L’entreprise publique SE Moldelectrica s’occupe du réseau de transport, tandis que la distribution est partagée entre les firmes publiques RED Nord et FEE Nord et la firme privée Premier Energy Distribution, une holding tchèque dont le siège social est basé à Chypre. À terme, la distribution publique devrait disparaître, le gouvernement moldave souhaitant la privatiser.
Le secteur gazier est géré par la Moldovagaz joint-stock company, dont le capital est détenu par le Russe Gazprom (50 %), l’Agence des participations de la République moldave (35,33 %) et le gouvernement de Transnistrie (13,44 %). La firme opère deux réseaux séparés, de chaque côté du fleuve Dniestr. Avec 30 % du mix énergétique, le gaz naturel tient une place importante, d’autant qu’après la conversion progressive des unités au charbon de la centrale électrique de Kuchurgan il représente 90 % de l’énergie primaire utilisée pour produire du courant.
Des relations très fluctuantes avec la Russie
La société moldave est profondément divisée entre partisans de l’intégration européenne et pro-russes. De 2001 à 2009, le Parti communiste (non réformé) gouverne avec une majorité absolue et les relations avec Moscou se détendent. Mais à la suite d’émeutes au printemps 2009, débouchant sur de nouvelles élections, le centre droit s’installe au pouvoir. En 2016, Chișinău et Bruxelles signent un accord de libre échange qui intègre la Moldavie au marché unique. Celle-ci reste pourtant le pays le plus pauvre d’Europe, avec le PIB par habitant et l’indice de développement humain les plus bas. L’économie informelle est estimée à 40 % du PIB, et environ 40 000 citoyens quittent le pays chaque année.
L’arrivée au pouvoir des libéraux conduit à de nouvelles tensions avec la Russie. Alors que le gaz consommé par la Transnistrie n’a pas été payé à Gazprom depuis le début des années 2000, la firme russe réclame plus de 700 millions de dollars à Moldovagaz. D’après Chișinău, cette dette ne serait que de 8,6 millions… soit quatre-vingts fois moins. Fin 2021, la Moldavie commence à importer du gaz de Roumanie pour les besoins de la partie occidentale, mais la Transnistrie reste entièrement dépendante du gaz russe.
La situation s’aggrave avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Comme Kiev, Chișinău opère une synchronisation d’urgence avec le réseau électrique européen dès le mois de mars 2024. La république de Moldavie peut alors importer du courant de Roumanie ou d’Ukraine, mais celui-ci est nettement plus cher que l’électricité locale produite par les 400 mégawatts de photovoltaïque, les 160 mégawatts d’éolien, et les (seulement) 260 mégawatts de capacités pilotables.
Jeux dangereux autour du gaz
En janvier 2025, lorsque le contrat gazier de transit entre l’Ukraine et la Russie expire, Gazprom cesse d’approvisionner la Transnistrie. Si la raison officielle est la dette de Moldovagaz, les vraies motivations sont ailleurs. Moscou cherche à la fois à attiser le mécontentement côté occidental, espérant favoriser les partis pro-russes pour les élections législatives prévues le 28 septembre 2025, et à donner un avertissement au régime de Tiraspol, en Transnistrie, qui semble vouloir prendre ses distances depuis le début de la guerre.
Pour chauffer et fournir de l’électricité à ses 350 000 habitants, la Transnistrie doit puiser dans ses réserves de charbon et de gaz, et bien sûr, stopper les exportations vers la République de Moldavie. Espérant détacher la Transnistrie de la sphère d’influence russe, Bruxelles vote alors une mesure d’urgence, qui consiste à acheter du gaz auprès des fournisseurs de pays proches (Bulgarie, Roumanie, Ukraine) pour le compte de la région autonome. Grâce à ces approvisionnements, celle-ci évite la catastrophe humanitaire pour la fin de l’hiver, mais pas l’effondrement de la production industrielle, les usines restant paralysées de longues semaines.
Pour les libéraux du Parti action et solidarité (PAS), l’ancrage à l’ouest est plus nécessaire que jamais. En 2023, Transgaz, l’opérateur roumain du système de transport, a racheté les activités de Gazprom dans la partie occidentale du pays. Le fournisseur Romgaz, roumain lui aussi, espère réaliser des profits faciles, en vendant à Chișinău du gaz sensiblement plus cher que ses coûts de production et de transport. Dans le secteur électrique, la République moldave prévoit de développer une interconnexion reliant directement la capitale à la Roumanie. Un projet que la présidente de la République, Maia Sandu, qualifie de « l’un des plus importants depuis l’indépendance du pays en 1991 ».
Aurélien Bernier