Longtemps public, le système énergétique grec n’a pas résisté à la terrible crise de 2010. Découpage, privatisation et vente aux enchères de la production publique… les méthodes mises en œuvre ne sont pas sans rappeler certaines expériences françaises. Alors que les prix de l’énergie étaient parmi les moins chers d’Europe, ils ont grimpé en flèche sous l’effet de la libéralisation.

Sur un immense drapeau grec, en lettres rouges capitales, on peut lire : « ils appartiennent au peuple ». Ce 9 juillet 2014, la place Syntagma d’Athènes qui fait face à la Voulí, le parlement grec, est envahie de manifestants, de panneaux et de banderoles. Depuis le début de la crise de la dette qui a suivi celle des subprimes de 2008, les plans « de sauvetage » se succèdent. Sous la pression des créanciers et de la fameuse « troïka » – Union européenne, Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI) -, au prétexte de réaliser des économies et de restaurer la « confiance des investisseurs », les services publics sont bradés au privé. Aujourd’hui, la majorité conservatrice doit voter la privatisation de la compagnie d’électricité publique, Dimosia Epicheirisi Ilektrismou (DEI), aussi connue sous son nom anglais de Public Power Corporation (PPC). C’est contre cette nouvelle attaque que les salariés de DEI et les militants anti-austérité se mobilisent, en vain : le projet de loi qui prévoit la vente de 30 % du capital de l’entreprise est adopté.

Des barrages au lignite

Après la Seconde Guerre mondiale, qui voit la Grèce occupée par l’Allemagne, l’Italie et la Bulgarie, une violente guerre civile oppose les communistes grecs et les forces royalistes. Soutenues par Londres et Washington, ces dernières l’emportent à la fin de l’année 1949. Avec les dollars du plan Marshall, le pays se reconstruit, et la Grèce développe son réseau électrique. Appuyée par General Electric, elle investit d’abord dans l’hydroélectricité. L’entreprise publique DEI est créée pour diriger le parc de centrales, transporter et distribuer le courant. À partir des années 1970, la Grèce développe le lignite, un charbon à faible pouvoir calorifique dont les ressources locales sont importantes. De 1973 à 1990, sa part dans la production électrique passe d’un tiers à plus de 70 %.

Avant que la crise de la dette ne s’abatte sur la Grèce, le système énergétique national est presque entièrement public. L’entreprise d’État Dimósia Epicheírisi Aeríou (DEPA) gère l’approvisionnement en gaz, tandis que trois des quatre raffineries du pays sont possédées par une autre firme publique, Dimósia Epicheírisi Petrelaíou (DEP).

Le piège de l’austérité

En mai 2010, un premier plan « d’aide » est validé par Bruxelles et le FMI en contrepartie, notamment, de baisses de salaires dans la fonction publique, d’une hausse de la TVA et d’un report de l’âge de départ en retraite. Pendant plusieurs années, les dispositifs « de soutien » se succèdent, chaque accord débouchant sur de nouvelles mesures d’austérité. La « troïka » exige des privatisations dans de nombreux secteurs, en particulier les transports, l’eau, les communications et l’énergie.

Dans l’électricité, les actifs de DEI intéressent plusieurs groupes étrangers. En avril 2014, le président-directeur général d’EDF, Henri Proglio, rencontre le Premier ministre grec Antonis Samaras : l’entreprise française est séduite par un rachat. Une semaine auparavant, la chancelière allemande Angela Merkel était, elle aussi, à Athènes et soutenait la reprise d’actifs de DEI par RWE, très présente dans la production électrique à partir de lignite.

Un « Hercule » grec et une loi « NOME »

Mais, l’affaire n’est pas si simple, car DEI fait face à de nombreuses factures impayées à cause de la crise et croule sous les dettes. De plus, tous les moyens de production n’intéressent pas les investisseurs, certains n’étant pas assez rentables. Pour privatiser et développer la concurrence, l’Union européenne et le gouvernement concoctent deux plans.

Le premier est baptisé « litte PPC » ou « petit DEI » et vise à isoler certaines activités rentables. Une filiale « saine », « petit DEI », serait constituée pour y loger 2 400 mégawatts de centrales au gaz naturel et les mettre en vente. Quant au second plan, il consiste à vendre aux enchères, à bas prix, une partie de la production des centrales à charbon à des concurrents privés. Le dispositif prend le nom d’enchères « NOME »… du nom de la loi française de 2010 (« Nouvelle organisation du marché de l’électricité ») qui instaure l’Arenh, le mécanisme par lequel EDF brade son électricité nucléaire à des fournisseurs privés.

Mais, le 25 janvier 2015, le parti de gauche Syriza remporte les élections. Pour le nouveau pouvoir en place, la privatisation décidée par l’ancienne majorité n’est plus à l’ordre du jour. Les négociations avec les créanciers se focalisent sur les enchères NOME, mais celles-ci tournent vite à l’avantage de la « troïka ».

Des exigences toujours plus indécentes

Un premier désaccord concerne le prix minimum des enchères. En septembre 2015, DEI annonce qu’un prix inférieur à 60 euros serait inacceptable. Au printemps 2016, les créanciers obtiennent qu’il soit fixé en dessous du coût marginal de production, estimé à 42 euros. Finalement, en août 2016, l’accord se fait à un peu plus de 37 euros par mégawatt. La première enchère NOME a lieu le 26 octobre 2016, et les offres des acheteurs, suspectés de s’être entendus, ne dépassent pas 37,50 euros. DEI vend à perte.

Alors que le gouvernement voulait empêcher la revente en Bourse de l’électricité obtenue au cours des enchères, les créanciers s’y opposent. Ils exigent même qu’elle puisse être exportée, sans limitation de volume et sans régulation des prix. Cette disposition sera partiellement acceptée : seulement 30 % des enchères NOME seront réservées au marché grec.

Au fur et à mesure des enchères, les volumes de courant mis en vente ne font qu’augmenter et les prix ne font que baisser par rapport aux coûts de production. À chaque négociation, la « troïka » agite la menace d’un nouveau plan de type « petit DEI ». En avril 2016, elle obtient la vente de 49 % des actifs du gestionnaire de réseau, IPTO. En 2017, les créanciers considèrent finalement que les enchères NOME ne sont pas assez efficaces pour réduire les parts de marché de DEI ; ils ordonnent un nouveau programme de privatisation.

Retour de la droite et des privatisations

Le 7 juillet 2019, la droite remporte le scrutin des législatives et repousse Syriza dans l’opposition. Nouveau vice-ministre de l’énergie et des ressources naturelles, Gerassimos Thomas est un ancien responsable de la direction de l’énergie à la Commission européenne. Les négociations avec Bruxelles reprennent sur des bases plus consensuelles.

Fin 2020, Athènes ouvre une Bourse de l’énergie sur le modèle voulu par l’Union européenne, la Grèce ayant été le dernier État membre à ne pas l’avoir fait. En septembre 2021, des appels d’offres sont lancés pour privatiser les réseaux de gaz (à 100 %) et d’électricité (à 49 %). Le groupe privé italien Italgas remporte le premier, le fonds d’investissement australien Macquarie gagne le second. En novembre 2021, le gouvernement finalise une augmentation de capital de DEI réservée au secteur privé. La part de l’État grec au capital tombe à 33 % ; DEI est privatisée.

« Les créanciers n’avaient qu’un seul but : transférer les entreprises du secteur de l’énergie au privé, alors que, depuis plusieurs décennies, c’est l’État grec qui avait investi » analyse Panagiotis Kontousiadis, le président de la fédération syndicale Panhellenic Energy Federation (PEF). « Mais nous continuons à défendre le fait que l’énergie est un bien social et qu’il doit être régi comme tel ».

Réélue en juin 2023, la droite n’a pourtant pas l’intention de revenir en arrière. La priorité est à présent à la sortie du charbon et au développement des énergies renouvelables électriques. « Nous devons tirer parti de notre avantage concurrentiel par rapport aux pays d’Europe du Nord et exploiter le riche potentiel solaire et éolien du pays » déclarait Kostas Skrekas, le ministre de l’Environnement et de l’Énergie, en 2022. Un pari difficile alors qu’un tiers du territoire grec est en zone naturelle classée, que la partie continentale est très montagneuse et que les 2 000 îles posent des problèmes de connexion au réseau. Mais, les renouvelables électriques intéressent les investisseurs, en particulier pour l’exportation. Visionnaire, Angela Merkel avait déjà proposé aux Grecs, en 2011, de « rembourser » une partie de leur dette en électricité « verte ».

Aurélien Bernier