Conquise par Alexandre le Grand en 333 avant notre ère, l’île de Chypre est alors entièrement convertie à la culture grecque. Située à un endroit stratégique de la Méditerranée orientale, à 70 kilomètres au sud de la Turquie et à 100 kilomètres à l’ouest de la Syrie, elle subit de nombreuses invasions avant de passer sous la coupe de l’Empire ottoman en 1570. Deux communautés principales cohabitent : les Chypriotes grecs chrétiens et les Chypriotes turcs musulmans.

En 1878, l’Empire ottoman offre aux Britanniques un protectorat à Chypre en échange de leur soutien diplomatique contre les Russes. L’île sert de base militaire à la Grande-Bretagne pour protéger ses routes coloniales. À partir de 1903, l’administration britannique y introduit l’électricité. Chypre ne dispose d’aucune ressource fossile, mais le pétrole du Moyen-Orient, facilement accessible et exploité grâce aux capitaux britanniques, permet d’alimenter les génératrices.

Un système énergétique colonial

Lorsque l’Empire ottoman s’allie à l’Allemagne en 1914, Londres annexe purement et simplement Chypre. Dans le même temps, des ingénieurs américains fondent la Cyprus Mines Corporation pour exploiter les importants gisements de cuivre dans le centre et le sud du territoire. L’industrie extractive devient la première consommatrice d’électricité, installant ses propres centrales.

Après la 2nd Guerre mondiale, la Couronne britannique et le Gouverneur de Chypre engagent un plan d’électrification. En 1945, l’île compte 19 sites de production privés ou municipaux, pour la plupart vétustes et non connectés entre eux. Seules la capitale Nicosie et la Cyprus Mines Corporation disposent de centrales modernes. Le pouvoir colonial établit un programme en plusieurs phases pour développer un réseau, d’abord dans les lieux de forte consommation (villes, mines, administration, bases militaires et hôtels) puis, de proche en proche, dans les zones plus rurales. L’organisation choisie est une sorte de prototype du futur service public britannique. La loi du 27 octobre 1952 instaure l’Electricity Authority of Cyprus (EAC), un organisme public qui dispose d’un monopole sur la production, le transport et la fourniture.

Pour les forces nationalistes et la gauche chypriote, ce monopole est perçu comme une nouvelle forme d’impérialisme. La Pancyprian Federation of Labour (PEO), qui regroupe des syndicats de gauche, critique également les prix de l’électricité, jugés élevés, et dénonce la lenteur du développement du réseau dans les campagnes.

Chypre reste une colonie britannique jusqu’en 1960. L’indépendance est obtenue par la signature d’un traité entre la Turquie, la Grèce et le Royaume-Uni. Ce dernier conserve une souveraineté sur deux portions du territoire abritant ses bases militaires, tandis que la Turquie et la Grèce s’engagent à ne pas annexer ou partitionner l’île.

Mais cet équilibre fragile ne tient pas, et les affrontements entre communautés se multiplient. Le 15 juillet 1974, le régime dictatorial des colonels en Grèce lance une tentative de coup d’État. En réaction, la Turquie envahit le nord de l’île, occupant un tiers environ du territoire. Ankara instaure l’« État fédéré turc de Chypre », non reconnu par la communauté internationale, qui deviendra : « République turque de Chypre du Nord » en 1983. Nicosie est coupée en deux par un mur. L’électrification s’achève au moment même où l’île est divisée.

Paradis fiscal européen

Dès 1974, Chypre devient un paradis fiscal qui attire les capitaux légaux ou illégaux du Moyen-Orient, puis ceux des dirigeants serbes pendant la guerre des années 1990, des armateurs grecs et des oligarques russes. Essentiellement logé dans la capitale, le secteur financier représente à lui seul 40 % du PIB.

Malgré la partition de l’île et sa réglementation fiscale permissive, Chypre adhère à l’Union européenne en 2004 et rejoint la zone euro le 1ᵉʳ janvier 2008. Quelques semaines plus tard, Dimítris Khristófias, du Parti progressiste des travailleurs (AKEL, communiste), remporte l’élection présidentielle. Il engage des politiques sociales, augmentant le salaire minimum et les retraites, mais Chypre s’enfonce dans la crise financière provoquée par les subprimes. De 2008 à 2013, le chômage passe de 4 à plus de 16 % de la population active. En 2012, le système bancaire, très exposé à la crise grecque, est au bord de l’effondrement. Dimítris Khristófias doit solliciter l’intervention de l’Union européenne, qui veut imposer en contrepartie un programme d’austérité. Le président de la République tente de résister aux injonctions de Bruxelles et se tourne vers la Russie. Mais en l’absence de majorité à la Chambre des représentants, il échoue à obtenir gain de cause. Il se retire début 2013, à la fin de son mandat.

La droite et le centre retrouvent les pleins pouvoirs et concluent un accord « de sauvetage » avec la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. Parmi les mesures imposées figure la privatisation de l’EAC, prévue au printemps 2014. Mais la mobilisation des salariés est telle que le projet de loi préparé en ce sens est retiré.

Du gaz inexploité

Début 2016, la croissance est de retour et le programme d’aide peut s’arrêter. La crise n’a pas dissuadé les riches investisseurs de rester à Chypre, le tourisme a bénéficié d’un report depuis des destinations touchées par le terrorisme et, entre temps, des gisements gaziers ont été découverts dans les eaux territoriales.

En 2015, la firme américaine Noble Energy (qui sera rachetée en 2020 par Chevron) proposait un plan de production pour le gisement Aphrodite, estimé entre 140 et 230 milliards de mètres cubes. Dans les années qui suivent, d’autres découvertes sont annoncées, avec les champs de Kalypso (2017), Glavkos (2019), Kronos et Zeus (2022).

Le passage en phase d’exploitation est pourtant loin d’être acquis. La Turquie de Recep Tayyip Erdogan ne reconnaît pas le régime de Chypre et n’a jamais signé la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer qui définit la notion de Zone économique exclusive (ZEE). Accompagnés par des drones de combat, des navires turcs prospectent eux aussi autour de Chypre. En février 2018, la Marine turque interrompait des travaux de forage, dans les eaux chypriotes, d’un bateau de la compagnie italienne ENI.

En attendant de pouvoir exploiter son propre gaz, Chypre tente d’accéder à du gaz liquéfié, notamment pour remplacer le fioul lourd dans les centrales électriques. Un terminal d’importation de GNL doit être construit à Vasilikos. Il accueillerait une unité flottante de stockage et de regazéification, un navire baptisé Prometheus, dont la fabrication a été confiée à la firme chinoise CPP-Metron Consortium. Mais en 2024, l’entreprise dénonçait l’accord commercial. Bloqué à Singapour, le bateau est sur le point d’être achevé, mais attend toujours sa certification.

L’électricité chypriote hors de prix

Les habitants de Chypre paient leur électricité très cher. Le tarif pour les ménages est le deuxième plus élevé de l’Union européenne et la moitié de la population est en situation de précarité énergétique.

Dans la partie sud de l’île, trois centrales au fioul assurent plus de 80 % de la production de courant. Les parcs solaires représentent un peu plus de 11 % et les parcs éoliens, tous privés, un peu plus de 4 % du mix électrique. La concurrence est encore très limitée. La firme Bioland est la seule entreprise privée à directement commercialiser de l’électricité issue de ses centrales photovoltaïques. De nouvelles dispositions sont attendues en 2025 pour accélérer l’ouverture des marchés.

Dans la partie nord, l’essentiel de la production est assurée par la centrale au fioul de Teknecik (260 mégawatts), gérée par l’Autorité chypriote turque de l’électricité (KIB-TEK) qui dépend du ministère de l’Économie et de l’Énergie de la République turque de Chypre du Nord. Durant l’été 2024, Teknecik a connu de graves dysfonctionnements dus à l’utilisation de fioul de mauvaise qualité.  D’immenses panaches de fumée noire se sont répandus dans l’environnement, provoquant la colère des habitants et des syndicats. Vétuste, elle ne suffit pas à répondre aux besoins du territoire. Le pouvoir local et Ankara ne semblent pas prêts à moderniser la production, mais prévoient plutôt d’installer une ligne électrique entre la Turquie et la partie nord de Chypre. La centrale nucléaire d’Akkuyu, qui doit être raccordée au réseau turc courant 2025, est située à moins de cent kilomètres.

Depuis les années 2010, l’Union européenne souhaite également connecter Chypre à son réseau… et même pousser ses câbles un peu plus loin vers l’est. En 2021, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord pour la construction du EuroAsia Interconnector, rebaptisé Great Sea. D’une puissance de 2 gigawatts, il doit s’étendre sur 1 500 kilomètres. Dans une première phase, il relierait Chypre à la Crète puis au continent européen. Dans une seconde, il irait de Chypre vers Israël. En juillet 2023, le fabricant français de câbles électriques Nexans a remporté le contrat, d’un montant de 1,43 milliard d’euros, pour le tronçon Chypre-Grèce. En théorie, l’interconnexion doit être opérationnelle en 2029. Mais le montage financier n’est pas encore bouclé et le gouvernement turc tente d’empêcher sa réalisation. Qui plus est, la Fédération des employeurs et des industriels chypriotes (OEV) s’y oppose, craignant qu’il conduise à importer massivement du courant grec, moins cher que l’électricité produite localement.

Aurélien Bernier