Les conséquences de la privatisation de l’énergie au Royaume-Uni à partir des années 80 amènent les britanniques à revendiquer un retour à une énergie publique, bien plus protectrices des consommateurs surtout en période de crise énergétique.

Le 1er février 2023, le journal The Times publie une enquête qui va défrayer la chronique au Royaume-Uni. Un journaliste sous couverture s’est fait recruter par la société Arvato, une agence de recouvrement de dettes travaillant pour le fournisseur British Gas. Alors que Centrica, le propriétaire de British Gas, a vu ses bénéfices nets multipliés par sept en un an grâce à la flambée des prix, l’entreprise exerce, par l’intermédiaire de prestataires, un véritable harcèlement envers les foyers en difficulté. The Times décrit comment Arvato s’introduit chez les ménages avec l’assistance d’un serrurier pour installer de force des compteurs à prépaiement.

Avec ce type de matériel, le consommateur paie l’énergie à l’avance ; quand le crédit est épuisé, l’alimentation se coupe automatiquement. Le système n’est pas nouveau au Royaume-Uni, où les compteurs « à pièces » existent depuis longtemps. Il concerne aujourd’hui plus de 4 millions de foyers. Avec les progrès techniques, l’électronique a remplacé la monnaie et facilite le travail des fournisseurs. En 2022, déjà, certains avaient automatiquement basculé des ménages précaires en mode prépaiement, ce que les compteurs communicants permettent de faire à distance, dès le premier impayé. Or, le nombre de factures d’électricité impayées a triplé entre août 2021 et août 2022 à cause de la crise européenne de l’énergie et de la dérégulation engagée depuis près de quarante ans.

Le faux succès de la dérégulation britannique

Au lendemain de la 2nd Guerre mondiale, les travaillistes qui gouvernent le Royaume-Uni nationalisent l’énergie suivant un schéma proche de celui adopté par la France, bien que davantage décentralisé. Le service public permet de développer et d’optimiser le système énergétique et de raccorder massivement les consommateurs au gaz : 86 % des foyers britanniques l’utilisent pour se chauffer.

Lorsque Margaret Thatcher accède au pouvoir en 1979, elle engage la dérégulation, qui débute par la privatisation de British Petroleum. Lors de son second mandat, elle découpe et privatise le gaz et l’électricité bien avant que les directives européennes de 1996 et 1998 n’obligent les États membres à le faire.

Dans un premier temps, les prix baissent. Les libéraux crient victoire et considèrent que le cas britannique doit inspirer toute l’Europe. Ils « oublient » juste de préciser que cette baisse des prix coïncide avec l’exploitation des gisements gaziers britanniques en Mer du Nord et l’installation de nouvelles centrales électriques au gaz, qui font chuter les coûts. Lorsque les cours mondiaux du pétrole remontent au début de la décennie 2000 et que la production gazière en Mer du Nord décline, les factures de gaz et d’électricité repartent à la hausse. En 2010, la baisse des prix de l’électricité, faussement attribuée à la concurrence, est complètement effacée.

Entre temps, le Royaume-Uni a connu une violente crise des prix du gaz à l’automne 2003. Alors que la consommation est identique à celle des années précédentes, les cours bondissent de 80 % en octobre et novembre. Des enquêtes sont menées, mais les autorités ne décèlent pas de manipulation du marché. Cet épisode, visiblement dû au comportement moutonnier de traders pariant sur une hausse, sera terrible pour l’industrie.

« Des entreprises ont fait faillite, des travailleurs ont été licenciés et le patronat en a profité pour réembaucher à des conditions moins favorables » se souvient Simon Coop, responsable national de l’énergie et des services publics au syndicat Unite The Union. Pour lui, « les leçons n’ont pas été tirées, et les gouvernements n’ont opéré aucune réforme structurelle des marchés de l’énergie ».

De la concurrence au contrôle des prix

Au contraire, pour stimuler la concurrence, l’Ofgem (autorité de régulation équivalente à la CRE française) simplifie les démarches pour s’implanter comme fournisseur d’énergie sur le marché de détail. Le nombre de ces entreprises passe de 12 en 2010 à environ 70 en 2018. Beaucoup se révèleront peu fiables : on décomptera 51 faillites entre 2018 et 2021.

Dans le même temps, l’opinion publique est de plus en plus critique quant au fonctionnement des marchés libéralisés. En 2017, l’association Citizens Advice dénonce les surprofits réalisés par les opérateurs de réseaux, qui, au Royaume-Uni, sont privés : les consommateurs paieraient 1 milliard de livres par an de plus que nécessaire. Un an plus tôt, une enquête de la Competition and Markets Authority recommandait un contrôle public des prix pour les consommateurs en prépaiement.

La régulation des tarifs était déjà une promesse des travaillistes en 2013. A l’époque, les conservateurs jugeaient cette idée « marxiste ». En 2017, c’est Theresa May elle-même qui l’intègre à son programme. En campagne pour sa réélection, elle déclare que « les marchés de l’énergie ne fonctionnent pas pour les familles ordinaires ». Adopté en 2018, le contrôle des prix est effectif début 2019 : les fournisseurs ont l’interdiction de vendre les mégawattheures d’électricité et de gaz au-delà des « tarifs par défaut plafonnés » (« default tariff price cap ») fixés par l’Ofgem tous les six mois.

Une intervention publique très insuffisante

Cette disposition ne protègera pas le pays de la grande crise qui sévit actuellement en Europe. A l’automne 2022, les factures d’énergie ont augmenté de 174 % sur douze mois, l’inflation dépasse les 10 %. Des mobilisations sociales massives ont lieu dans tout le pays et une campagne spécifique, intitulée « Don’t pay », est lancée pour exiger la baisse des prix de l’énergie[1]. Dans un premier temps, le gouvernement a pris des mesures à destination des plus pauvres : fonds pour la précarité énergétique, chèque énergie… sans toucher aux bénéfices faramineux des grands groupes.

En mai 2022, la situation n’est plus tenable en matière de finances publiques : une taxe sur les bénéfices exceptionnels des entreprises pétrolières et gazières est instaurée. Début septembre 2022, la Premier ministre Liz Truss annonce un équivalent du « bouclier tarifaire » français : les prix du mégawattheure sont gelés à des niveaux inférieurs au « default tariff price cap » : 2 500 livres (2 850 euros) au lieu de 3 500 à l’année pour un ménage moyen ; l’État paie la différence aux fournisseurs.

De fortes hausses des tarifs en 2023

A partir d’avril 2023, le « bouclier tarifaire » britannique sera relevé à 3 000 livres en moyenne (3 420 euros). Une décision qui risque d’attiser la contestation sociale, d’autant que les bénéfices s’accumulent du côté des énergéticiens. Dans un rapport d’août 2022 intitulé « Les profits dans le secteur de l’énergie », Unite The Union dévoile que les quatre plus gros fournisseurs (Centrica, E.ON, EDF et Scottish Power) ont réalisé un bénéfice combiné de 9,5 milliards de livres (10,7 milliards d’euros) en 2021, soit une hausse de 84 % par rapport à 2019. D’après le syndicat, au moins 30 % de l’augmentation du « default tariff price cap » se sont transformés en bénéfices pour les fournisseurs. « L’Ofgem et le gouvernement britannique ne parviennent pas à contrôler les entreprises de l’énergie » résume Simon Coop.

Dans ces conditions, les revendications de retour à l’énergie publique ont le vent en poupe. Pour le syndicat Unison, la priorité est de nationaliser le marché de détail. Auteur d’un rapport sur le sujet, Matthew Lay, référent sur les questions d’énergie, estime que cette mesure permettrait, d’une part, d’obtenir de meilleurs prix de la part des producteurs et, d’autre part, de déployer un grand service public de l’efficacité énergétique qui contribuerait lui aussi à faire baisser les factures. « Il serait également plus facile de soutenir les ménages à faibles revenus via le tarif social » affirme le syndicaliste. Or, depuis le « Brexit », reconstituer un monopole public de la fourniture d’énergie ne serait plus interdit par le droit européen.

Aurélien Bernier


[1] Lire Énergies syndicales n°215, octobre 2022