Engagés de longue date dans la « croissance verte », les pays nordiques (Norvège, Suède, Finlande, Danemark) espèrent tirer autant de bénéfices que possible de la transition énergétique en Europe. Ils peuvent compter sur d’abondantes ressources naturelles mais également sur des marchés européens de l’énergie dont ils furent les principaux inspirateurs.

En 1952, la Norvège, la Suède, l’Islande et le Danemark créent une nouvelle organisation internationale : le Conseil nordique. Rejoints par la Finlande trois ans plus tard, ils signeront, le 23 mars 1962, le Traité d’Helsinki qui vise à développer « la coopération entre les pays nordiques » et à « mettre en œuvre des règles juridiques uniformes dans le plus grand nombre possible d’aspects ». De nombreux travaux communs sont menés concernant le marché du travail, la sécurité sociale, la circulation des personnes, la citoyenneté, l’industrie… Après le premier choc pétrolier de 1973, cette coopération s’étend à l’énergie.

En 1991, la Norvège engage la dérégulation de son secteur électrique. Une Bourse de l’électricité existe depuis 1932, lorsque plusieurs compagnies privées ont décidé de créer entre elles un marché pour s’échanger les surplus de leurs centrales hydroélectriques. Lorsque la Suède lance elle aussi sa libéralisation de l’électricité en 1996, les deux pays créent Nord Pool, une plateforme d’échange commune, qui s’étend à la Finlande et au Danemark à la fin des années 1990. Première Bourse transnationale de l’électricité, Nord Pool sert de modèle pour bâtir les marchés allemands, français, britanniques et, au bout du compte, la Bourse européenne.

Des émissions de carbone élevées malgré l’électricité « verte »

Physiquement, de nombreuses interconnexions permettent à l’électricité de circuler entre pays nordiques continentaux[1] dont les modes de production sont très différents. Largement pourvus en barrages, la Norvège et la Suède possèdent un mix presque totalement décarboné : près de 99 % de production hydroélectrique pour la Norvège, 43 % pour la Suède auxquels s’ajoutent 30 % de nucléaire et 16 % d’éolien. En Finlande, le nucléaire assure un tiers de la production, l’hydraulique et la biomasse 20 % chacun, mais contrairement à ses voisins scandinaves, le pays utilise encore du charbon et du gaz (respectivement 1,5 et 12 %). Au Danemark, enfin, un gigantesque parc éolien fournit près de la moitié de l’électricité mais le charbon est encore largement utilisé (plus de 10 %).

Si les pays nordiques affichent un profil de production électrique assez « vert », leur bilan énergétique global ne l’est pas autant : les combustibles fossiles sont encore largement utilisés pour le chauffage des bâtiments et l’industrie est particulièrement énergivore, notamment la sidérurgie et la puissante production pétrolière et gazière norvégienne. Alors que la France émettait 6,5 tonnes équivalent carbone par habitant en 2019, les pays nordiques rejettent 7,45 tonnes. Avec plus de 9,5 tonnes par habitant, la Norvège et la Finlande sont nettement au-dessus de la moyenne des États européens, qui est de 8 tonnes. La transition énergétique des pays nordiques est donc engagée, mais elle est loin d’être achevée.

Tirer profit de la transition énergétique

Au début des années 2010, les quatre gouvernements renforçaient leur coopération dans l’énergie. Il s’agissait à la fois de réduire les émissions de gaz à effet de serre des États, de poursuivre la construction du marché mais aussi d’attirer les investissements et de profiter des nouveaux segments d’activité créée par la transition énergétique en Europe. Un Conseil des ministres nordiques pour une croissance durable est mis en place en 2011. Cette instance politique adopte des programmes pluriannuels de coopération énergétique et climatique. Elle s’appuie sur les travaux d’une plateforme de recherche fondée en 1985, le Nordic Energy Research, et se montre à l’écoute des associations et des milieux d’affaires.

Ces derniers ont exprimé leurs attentes dans un document publié en novembre 2013, qui affiche deux priorités : d’un part, produire de l’énergie renouvelable et stocker de l’électricité ou du carbone pour le compte d’autres pays européens et, d’autre part, continuer à faire de Nord Pool un modèle de Bourse pour l’Union européenne[2]. « La région Nordique a à la fois des capacités de stockage et de production de surplus d’énergie renouvelable à des prix inférieurs à ceux de l’Europe continentale » affirme le Groupe d’action nordique sur le climat et l’énergie, qui regroupe des entreprises (Vattenfall, E.ON, Siemens…), des ONG et des chercheurs. Selon eux, il faut « promouvoir dans toute l’Europe des solutions basées sur le marché tel que conçu par les pays nordiques » et Nord Pool doit « devenir un réseau intelligent capable d’équilibrer la demande et l’offre en temps réel à la fois pour l’industrie et les ménages ». Ces préconisations seront largement reprises à son compte par le Conseil des ministres nordiques.

Produire des énergies « vertes » et stocker du carbone

Comme la plupart des pays européens, les pays nordiques veulent accélérer le développement des énergies renouvelables électriques. Pour le Danemark et la Finlande, il s’agit de compenser la fermeture programmée de centrales thermiques au charbon, au fioul et au gaz en exploitant les gisements éoliens de la Mer du Nord et de la mer Baltique. Plus globalement, la région se verrait bien structurellement exportatrice d’électricité « verte », et même véritable « hub énergétique » pour l’Europe continentale.

Les pays Nordiques peuvent d’ores et déjà compter sur des capacités de stockage électrique importantes. De nombreuses stations hydroélectriques norvégiennes et suédoises sont équipées de système de pompage qui permettent d’absorber l’électricité produite par les éoliennes et les panneaux photovoltaïques en période creuse de consommation puis de turbiner l’eau en période de pointe. Ensemble, les deux pays détiennent plus des deux tiers des capacités européennes.

La Norvège expérimente également le stockage à grande échelle d’un tout autre produit : le carbone. Puisque la plupart des États ne parviennent pas à réduire, sans les délocaliser, leurs émissions de gaz à effet de serre, une option envisagée par certains industriels est de capter le dioxyde de carbone et de l’injecter dans des sites de stockage souterrains. Depuis 2012, le Centre technologique de Mongstad, installé sur le site d’une raffinerie au Sud-Est du pays, teste différentes techniques de captage du CO2 à la sortie des cheminées d’usines. Le projet est porté par l’entreprise publique Gassnova et co-financé par Shell, Equinor (anciennement Statoil, le géant pétrolier norvégien) et TotalEnergies. Les trois multinationales ont également fondé l’entreprise Northern Lights, dont le projet est de développer le transport du CO2 par bateaux, par pipelines, et son injection dans des sites souterrains. Un premier permis a été délivré pour exploiter un réservoir de stockage en Mer du Nord. Les industriels et les gouvernements nordiques parient sur le développement, à terme, d’un véritable réseau européen de transport et de séquestration du carbone.

Une Bourse de l’électricité de deuxième génération

Comme en Allemagne (voir Énergies Syndicales n°221), le remplacement de moyens de production électrique pilotables par des énergies renouvelables intermittentes pose des problèmes de sécurité du système énergétique nordique. Pour les contourner, il faut pouvoir exporter l’électricité vers l’Europe continentale en cas de surproduction et l’importer si le vent et le soleil se font rares. C’est pourquoi les pays nordiques, qui ambitionnent de « parler d’une seule voix pour défendre, en Europe, [leurs] intérêts »[3], veulent à la fois développer les interconnexions physiques (les réseaux d’électricité et de gaz aux frontières) et étendre les marchés de l’énergie.

En 2022, alors que l’Union européenne prépare une réforme à la marge de son marché, les gestionnaires de réseaux nordiques publient un document cadre qui propose, notamment, de faire évoluer le fonctionnement de la Bourse de l’électricité[4]. Alors que le pas de temps pour calculer le prix est actuellement d’une heure, il faudrait selon eux le réduire à une quart d’heure afin de mieux prendre en compte les variations d’offre et de demande. Ils veulent également généraliser les « zones d’enchères offshore » : au lieu d’être seulement raccordées à un réseau national, les éoliennes en mer seraient reliées à plusieurs pays, ce qui permettrait d’arbitrer la destination du courant en fonction des besoins de chaque Etat… et du prix qu’ils seront disposés à payer. La Bourse Nord Pool partage ces revendications et insiste sur un point : la rente des producteurs d’énergie renouvelable ne doit en aucun cas être taxée comme l’ont fait, par exemple, les Espagnols et les Portugais (voir Énergies Syndicales n°218). « Il ne doit y avoir aucune forme de limitation des revenus des producteurs car cela irait contre la libre formation des prix […] et découragerait les investissements dans les énergies renouvelables[5] » écrit l’entreprise dans sa réponse à la consultation de l’Union européenne.

Aurélien Bernier


[1] L’Islande fait également partie des pays nordiques, mais son réseau électrique ne possède pas de connexion transfrontalière.

[2] « Nordic energy ways in Europe. Clean, competitive and connected », Nordic Action Group on Climate and Energy, novembre 2013.

[3] « Nordic Co-operation Programme on Energy Policy 2022-2024 », Nordic Council of Ministers, octobre 2021.

[4] « Solutions for a green nordic energy system », Energinet, Fingrid, Statnett, Svenska Kraftnät, 2022.

[5] « European Commission consultation – Electricity market design », Nord Pool, février 2023.