Alors que les prix de l’énergie ont flambé dans toute l’Europe, l’Espagne et le Portugal ont obtenu de l’Union européenne le droit de réguler le tarif du gaz entrant dans la production électrique, avec à la clé une baisse des prix pour les consommateurs. Mais combien de temps pourra durer cette mesure ? Et quelle en sera la contrepartie ?

A plusieurs titres, la péninsule ibérique constitue un cas à part au sein du système énergétique européen. Par son isolement, tout d’abord : peu de gazoducs et de lignes électriques traversent les Pyrénées, ce qui limite les possibilités d’exporter vers le reste de l’Europe ou d’importer. Par son mix énergétique ensuite. L’Espagne et le Portugal sont de gros consommateurs d’énergies fossiles et d’importants producteurs d’électricité d’origine renouvelable (solaire, hydraulique et surtout éolienne). Si l’Espagne dispose d’un parc nucléaire, il ne produit qu’un peu plus de 20 % des besoins nationaux. Pour les deux pays, c’est le gaz naturel qui domine la production électrique, à plus de 30 %.

Pionniers de la libéralisation

En matière de propriété et de gestion, leur trajectoire est aussi singulière et marquée par les dictatures du XXe siècle. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans nationaliser, le général Franco crée une entreprise publique d’électricité : Empresa Nacional de Electricidad, qui deviendra ENDESA. Elle est en concurrence avec des groupes privés comme Iberduero et Hydrola, qui fusionneront en 1992 sous le nom d’Iberdrola. Au Portugal, la dictature de Salazar laisse le système énergétique aux mains du privé. Un an après la Révolution des œillets de 1974, l’électricité est nationalisée. Les anciennes sociétés privées sont fusionnées au sein d’une entité publique, Electricidade de Portugal (EDP).

Avec le tournant libéral, les deux pays seront parmi les plus prompts à déréguler. En 1988, Madrid lance la privatisation d’ENDESA, qui sera achevée dix ans plus tard. En 2007, l’électricien italien ENEL prendra le contrôle de l’entreprise. Au Portugal, le capital d’EDP est mis en vente à partir de 1997. L’État se retire totalement en 2011 au profit de la China Three Gorges Corporation, qui devient le premier actionnaire. Au début des années 2000, les deux pays fondent également un marché de l’électricité commun : le Mercado Ibérico da Energia Eléctrica (MIBEL).

Une dérogation européenne sur le prix du gaz

Lorsque les prix de l’énergie augmentent en 2021, la péninsule ibérique est particulièrement touchée. Dès le début de l’été, la ministre espagnole de la Transition écologique, la socialiste Teresa Ribera, alerte l’Union européenne. Sur le marché de gros, le mégawattheure électrique a dépassé les 100 euros. En un an, la facture des ménages a grimpé de 40 % et les associations de consommateurs dénoncent la structure des tarifs issue de la libéralisation. Un argument revient en boucle : les énergies renouvelables, dont le coût marginal est nul et qui constituent une part importante de la production électrique, ne bénéficient pas au consommateur car le courant qu’elles produisent est vendu au prix du marché.

A partir de septembre 2021, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez, rejoint par son homologue portugais António Costa, exerce un lobbying au sein des institutions européennes, réclamant une réforme pour que les prix de l’électricité ne suivent plus ceux du gaz. En l’attente d’un dispositif à l’échelle des Vingt-sept, les deux socialistes demandent une dérogation pour la péninsule ibérique. Au printemps 2022, un compromis est trouvé avec Bruxelles. L’Espagne et le Portugal plafonnent le prix du gaz utilisé dans les centrales électriques. Les gestionnaires de ces centrales continuent bien-sûr d’acheter leur gaz au prix du marché, mais ils reçoivent une compensation de l’État qui permet de faire baisser les prix de gros sur le MIBEL.

D’un coût estimé à 8 milliards d’euros sur un an, la mesure est principalement financée par une taxe sur les bénéfices des autres filières de production électrique. La Commission européenne la juge conforme aux règles de Bruxelles sur les aides aux entreprises, mais pour des raisons bien particulières. D’une part, l’exception ibérique est « strictement temporaire » : elle ne s’applique que jusqu’au 31 mai 2023. D’autre part, elle n’entraine aucune distorsion de concurrence compte-tenu des capacités d’interconnexion très limitées avec le reste de l’Europe. Aucun risque, donc, que la baisse des prix en Espagne et au Portugal ait un impact sur des marchés européens que l’Union européenne continue à défendre : d’après elle, malgré la crise des prix, ils « fonctionnent bien », garantissent la sécurité d’approvisionnement et réduisent les coûts[1].

Un positionnement stratégique… dans le marché

« Cette mesure profite à tous les consommateurs. Elle protège notre économie de la volatilité et de la spéculation des marchés » estime Ambros Arias, représentant de l’UGT FICA[2]. Mais que se passera-t-il lorsqu’elle arrivera à son terme ? « Nous devons être plus ambitieux et obtenir une réforme en profondeur, à l’échelle européenne, des mécanismes de tarification » estime le syndicaliste. Actuellement, aucun consensus ne se dégage pour aller dans ce sens.

Par ailleurs, les dirigeants européens n’ont pas autorisé un tel dispositif sans arrière-pensée. Ils comptent sur l’Espagne et le Portugal pour alimenter les marchés européens de l’énergie en l’absence de gaz russe. La péninsule est reliée à l’Algérie par un gazoduc et possède d’importantes capacités de stockage et de traitement du gaz liquéfié. Elle est aussi un grand producteur d’énergies renouvelables électriques ; or, l’Union européenne a des objectifs ambitieux en la matière et a perdu un gisement éolien majeur avec le Brexit.

Pour que le gaz et l’électricité ibériques soient commercialisables sur les bourses européennes, il ne manque que des interconnexions, que Bruxelles veut à tout prix construire. Les gouvernements espagnol et portugais voient cette perspective d’un très bon œil. « Nous serons un pays exportateur d’énergies vertes » affirme Duarte Cordeiro, le ministre portugais de l’environnement. Consultant technico-scientifique de FIEQUIMENTAL[3], Demétrio Alves met en garde : « Les interconnexions existantes permettent d’avoir des échanges équilibrés et de ne pas gaspiller les excédents occasionnels. Ce serait très différent de devenir fournisseur permanent d’électricité verte pour l’Europe. Cela exercerait notamment une pression foncière colossale pour installer les moyens de production ».

Fin 2022, la France, l’Espagne et le Portugal annonçaient le lancement d’un projet de gazoduc sous-marin qui reliera Barcelone et Marseille. Un an plus tôt, le tracé d’une ligne électrique entre le Pays basque espagnol et la Gironde était validé. Une fois ces infrastructures réalisées, la péninsule ibérique ne sera plus un ilot, mais risque d’être une pièce maîtresse du marché européen.

Aurélien Bernier


[1] Communication de la Commission sur les interventions à court terme sur le marché de l’énergie et les améliorations à long terme de l’organisation du marché de l’électricité, Bruxelles, 18 mai 2022.

[2] Fédération de l’industrie, de la construction et de l’agriculture de l’Union générale des travailleurs.

[3] Fédération intersyndicale des industries métallurgiques, chimiques, électriques, pharmaceutiques, de la pâte à papier, du papier, de l’imprimerie, de la presse, de l’énergie et des mines.