Pour Stéphanie Paolini, secrétaire générale du Syndicat des médecins du travail des IEG, il y a urgence à réaffirmer le sens de leur action : protéger la santé des agents, indépendamment des intérêts économiques.
« Les médecins du travail sont devenus des témoins gênants », constate Stéphanie Paolini. Depuis plus de vingt ans, le syndicat CGT des médecins du travail des IEG (SMTIEG)agit aux côtés des camarades de la FNME pour défendre la santé au travail, mission d’ordre public et social : éviter toute altération de la santé des agents du fait de leur emploi.
Mais, selon la secrétaire générale, les dernières réformes, et notamment la loi Lecocq d’aout 2021, ont profondément déstabilisé le dispositif. « On a l’impression que les services de santé au travail reçoivent désormais des objectifs économiques fixés par les employeurs. Les médecins du travail sont progressivement transformés en auxiliaires du management, chargés d’une sorte de sélection médicale de la main-d’œuvre par l’inaptitude. »
Cette évolution, contraire à l’esprit même du syndicat et de la CGT, a entraîné une perte d’autonomie et d’unité. « Dans les IEG, l’atomisation des entreprises a éparpillé les équipes. Les médecins et les infirmiers travaillent souvent de façon isolée. On nous a ôté la force du collectif. » Cette fragilisation du travail collectif se traduit, selon Stéphanie Paolini, par un recul des marges de manœuvre et une mise en débat permanente de leur indépendance.
Pour la CGT, l’indépendance professionnelle n’est pas un privilège, mais une condition indispensable à la mission du médecin du travail. « Ce que nous défendons, c’est la liberté de remplir nos missions de santé publique, sans pression hiérarchique ni économique. Nous devons pouvoir alerter, conseiller et accompagner les agents en toute indépendance. »
Aussi, et face aux pressions des employeurs, le syndicat des médecins du travail soutient les médecins confrontés à des pressions ou des menaces. « Ces dernières années, nous avons défendu plusieurs confrères mis en grande difficulté pour avoir simplement exercé leur métier. Il faut continuer à les aider à tenir debout, à préserver leur liberté d’analyse et d’action. »
Au-delà de la défense individuelle, l’objectif est de reconstruire une dynamique collective. « La disparition des collectifs de travail appauvrit la santé au travail. C’est une perte de sécurité pour les salariés et une perte de sens pour les soignants. Nous devons retrouver la possibilité de travailler ensemble, d’échanger nos expériences, de repérer les risques et de protéger la santé des agents. »
Risques psychosociaux, cadres en difficulté : les nouveaux visages de la souffrance au travail
Dans les industriesélectriques et gazières, la médecine de conseil et de contrôle reste intimement liée à l’article 22 du Statut du personnel des IEG, mais le contexte a changé. « L’état de santé des salariés est globalement un peu meilleur que dans la population générale, explique le docteur Paolini, mais nous observons une montée inquiétante des risques psychosociaux. » Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « 36 % des jours d’arrêt sont aujourd’hui liés à des pathologies psychiatriques. » L’intensification du travail, l’individualisation de la gestion des risques et la responsabilisation croissante des agents alimentent cette dégradation. « Dans bien des analyses d’accidents, la conclusion est toujours la même : la faute de l’agent. C’est une logique de culpabilisation. » La disparition progressive des collectifs aggrave encore la situation. « Même si certains parviennent à résister, les employeurs reprennent la main sur l’organisation du travail et affaiblissent les espaces de solidarité. »
Les cadres sont, eux aussi, de plus en plus touchés. « C’est une population très particulière, note-t-elle. Ils dissimulent longtemps leur souffrance, par peur d’être perçus comme faibles. On valorise la performance, les résultats, l’homme providentiel, celui qui doit tout gérer. Résultat : ils arrivent souvent dans nos cabinets quand il est déjà tard, avec des décompensations psychiques parfois lourdes. » Ce déni constitue un risque supplémentaire. « Le respect du secret médical est fondamental. Il permet d’instaurer la confiance et de libérer la parole. À partir de là, on peut aussi mettre la focale sur les types de management ou d’organisation du travail qui rendent malades. »
Pour Stéphanie Paolini, défendre les cadres, c’est aussi refuser le modèle managérial dominant et néolibéral : « Ils subissent les mêmes logiques que les autres salariés : intensification du travail, objectifs inatteignables, perte de sens. Les pathologies mentales sont le symptôme d’un système malade. »
Créé il y a vingt ans, le syndicat CGT des médecins du travail des IEG a connu bien des combats. « Nous avons été marqués par la plainte contre notre confrère Dominique Huez poursuivi en 2018 devant le Conseil de l’ordre des médecins pour avoir remis un certificat médical à un travailleur vu en urgence médicale (1), et par d’autres victoires plus discrètes », rappelle Stéphanie Paolini.
Souvent perçu comme « le poil à gratter de l’employeur », le syndicat agit avec détermination mais également discrétion. « Beaucoup de collègues n’osent pas dire qu’ils cotisent à notre syndicat. Nous cultivons cette discrétion, car les temps sont durs et la pression est forte. » Ensuite, comme l’unité fait la force, Stéphanie Paolini lance un appel aux camarades de la CGT, qui trop souvent hésitent à contacter les médecins du travail : « N’hésitez pas à nous solliciter et à nous interpeller. Dans le respect de notre déontologie, ensemble, nous pouvons faire avancer les dossiers des collègues. »
Pour la nouvelle secrétaire générale, l’enjeu est donc clair : redonner souffle à l’action collective. « Les temps sont plus durs qu’avant, la pratique de la médecine du travail s’est complexifiée. Mais nous devons continuer à communiquer, à créer du lien, à défendre ensemble notre indépendance. » Et, de conclure : « Défendre la santé au travail, c’est défendre le travail lui-même, dans sa dignité, son humanité et sa dimension collective ».
Stéphane Gravier
(1) Lire notre encadré
2018, une manœuvre odieuse de l’entreprise Orys
Le docteur Dominique Huez, médecin du travail, a été injustement poursuivi en 2018 devant le Conseil de l’ordre des médecins pour avoir remis un certificat médical établissant un lien entre la santé d’un salarié et ses conditions de travail maltraitantes.
Ce salarié a pourtant été reconnu victime de harcèlement professionnel par le Conseil des prud’hommes, ce qui valide le bien-fondé du constat médical. L’entreprise mise en cause, Orys, sous-traitante du secteur nucléaire, n’a d’ailleurs
pas fait appel du jugement.
Mais, cette affaire n’est pas un cas isolé. Depuis plusieurs années, plus d’une centaine de médecins du travail font l’objet en France d’actions coordonnées du patronat, sous forme de plaintes systématiques devant l’ordre des médecins, pour avoir exercé leurs missions en toute indépendance. Ces plaintes visent à faire taire les alertes médicales portant sur des organisations du travail pathogènes. Le dépôt de plainte devant le Conseil de l’ordre devrait être réservé aux patients ou à des représentants de l’intérêt public. Cependant, ces plaintes patronales sont de plus
