Dans une Europe où l’énergie est de plus en plus livrée aux marchés, le Royaume-Uni a pris une décision à contre-courant : créer une firme publique pour produire de l’électricité bas-carbone. Née au printemps 2025, Great British Energy (GBE) est censée accélérer la transition « verte » et faire baisser les prix. Mais, a-t-elle vraiment les moyens d’atteindre ces objectifs ?

Automne 2022. Depuis un an, le Royaume-Uni subit de plein fouet la crise des prix de l’énergie. Outre-Manche, la libéralisation a été poussée au maximum. Les firmes privées contrôlent les secteurs de l’électricité et du gaz, répercutant l’intégralité de la hausse des prix sur les consommateurs. Résultat : des factures qui ont augmenté de 174 %, en moyenne, en l’espace de douze mois.

C’est dans ce contexte que le groupe de réflexion Common Wealth (« Bien commun ») publie un rapport intitulé « Le pouvoir au peuple : le cas d’une entreprise publique de production d’énergie ». Il y propose, sans nationaliser les firmes existantes, de créer une entreprise publique qui « produirait et vendrait de l’électricité aux ménages et aux entreprises » et « contournerait le marché privé » dans lequel le prix de l’électricité est formé en Bourse et arrimé à celui du gaz. L’idée est en partie reprise par la social-démocratie, notamment par l’ancien chef travailliste Ed Miliband.

En juin 2024, le Labour publie son programme pour les élections générales organisées quelques semaines plus tard. Il promet de fonder une nouvelle entreprise publique du nom de Great British Energy, qui « appartiendra au peuple britannique et fournira en retour de l’électricité au peuple britannique ».  Grâce à elle, les travaillistes comptent « reconstruire des chaînes de valeur locales » et « faire économiser aux familles des centaines de livres sterling sur leurs factures, pas seulement à court terme, mais pour de bon ».

Le 5 juillet, le Labour remporte 411 des 650 sièges de la Chambre des communes. Keir Starmer devient Premier ministre, et Ed Miliband est nommé secrétaire d’État à la Sécurité énergétique et à la neutralité carbone. Ce dernier confirme la création de GBE, qui sera créditée de 8,3 milliards de livres sterling (9,6 milliards d’euros) de budget sur la durée du mandat pour investir dans l’électricité renouvelable et, dans une moindre mesure, dans le nucléaire. Mais, il apparaît assez vite que l’ambition du nouveau gouvernement n’est pas de « contourner le marché », comme le proposait Common Wealth dans ses travaux, mais plutôt de l’accompagner.

Trois jours seulement après le scrutin, le cabinet de conseil Public First remet un rapport sur GBE, commandé par RenewableUK, l’association professionnelle qui regroupe les acteurs privés du renouvelable. Les auteurs commentent le projet des travaillistes et insistent sur le rôle de la nouvelle entreprise publique : « Au départ, GBE prendra des parts minoritaires dans des projets propres et formera des entreprises mixtes avec le secteur privé » car, d’après eux, « la plus grande valeur ajoutée de GBE est de minimiser les risques de développement des projets ».

Ils s’étendent également sur la question de l’indépendance, essentielle « pour obtenir la confiance des investisseurs et des partenaires ». Cela implique que « le gouvernement et les politiques n’interfèrent pas avec la gestion quotidienne » de GBE, dont le rapport à l’État doit être « principalement financier ».

Voilà sans doute pourquoi le cabinet de conseil constate qu’« aucun des représentants d’entreprises auxquels nous avons parlé n’était contre le fait que GBE soit un partenaire ». C’est finalement Dan McGrail, directeur général de RenewableUK, qui résume le mieux les exigences des firmes privées de l’énergie :  « Il est crucial […] de s’assurer que GBE ne va pas perturber ou fausser le marché, ni maintenant ni à l’avenir ».

Pour la gauche syndicale et associative, le compte n’y est pas. « Travailler en joint-venture avec des entreprises privées n’est pas suffisant » nous confie Simon Coop, responsable national énergie de Unite the Union, le plus puissant syndicat du Royaume-Uni et d’Irlande. « GBE devrait être à la fois développeur et opérateur. Unite estime également que GBE « doit créer une chaîne d’approvisionnement plus importante et plus solide dans le domaine du nucléaire et des énergies renouvelables, notamment l’éolien, afin de créer plus d’emplois pour une transition équitable. » Du côté de Common Wealth, on pense que « pour tenir sa promesse de réduction des factures d’énergie, GBE devrait inclure une branche de vente au détail qui vende de l’énergie directement aux foyers ». Membre du Labour for a Green New Deal, un mouvement écosocialiste lancé en 2019 afin d’influencer la gauche britannique, Alex Stephenson ajoute de son côté qu’« utiliser GBE pour réduire les risques ou attirer les investissements du secteur privé reviendra à donner plus d’argent aux entreprises énergétiques, tout en nous faisant payer si les choses tournent mal. »

Si les cours de Bourse des entreprises privées de l’énergie ont pu chuter (de l’ordre de 6 à 7 %) lorsqu’il fut pour la première fois question de créer une entité publique, cette baisse a été de courte durée et les profits ont continué à s’accumuler. En mai 2024, Scottish & Southern Energy (SSE) annonce des bénéfices annuels de 2 milliards de livres sterling (2,3 milliards d’euros). En novembre 2024, le gestionnaire de réseau National Grid, dont les actionnaires principaux sont les fonds souverains de Norvège et des Émirats arabes unis, affiche une hausse de 14 % de son bénéfice au premier semestre. En mai 2025, les deux groupes confirment leur excellente santé économique : 2,5 milliards de livres sterling (2,9 milliards d’euros) de bénéfices annuels pour le premier, 3,7 milliards (4,28 milliards d’euros, en augmentation de 20 %) pour le second.

En parallèle, les prix pour les consommateurs grimpent. Fin 2024, l’Ofgem (l’équivalent de la Commission de régulation de l’énergie en France) annonce une hausse de la facture énergétique moyenne des ménages de 1,2 %, à 1 738 livres sterling par an (2 010 euros). En février 2025, le prix plafond de l’énergie, instauré en 2019 pour contenir l’inflation, augmente de 6,4 %.

Il est évidemment trop tôt pour que les interventions de Great British Energy puissent avoir un impact sur le système électrique. Mais compte tenu de la stratégie adoptée par les travaillistes, on peut douter du fait que les objectifs de baisse des factures et de relocalisation soient un jour atteints.

Pour Malcolm Keay, chercheur à l’Oxford Institute for Energy Studies et auteur d’un rapport sur GBE, « les plans du gouvernement sont basés sur l’idée que les coûts des renouvelables vont continuer à baisser inexorablement ». Or, c’est bien le contraire qui se produit en ce moment, rendant le développement de projets plus complexe et plus cher. De plus, « l’augmentation des énergies intermittentes pose des questions techniques et économiques » car « vers la mi-2030, les capacités de production d’électricité pourraient être excédentaires, 50 % des heures dans l’année ». Et la gestion de ces excédents a, elle aussi, un coût.

Les critères de choix des projets à soutenir font, eux aussi, débat. Le premier objectif affiché par GBE porte certes sur des bâtiments publics, puisqu’il s’agit d’installer 400 toitures solaires sur des écoles et des hôpitaux. Mais elle soutient également des projets contestés, comme le parc au sol Cottam Solar, dans le comté de Lincolnshire, prévu sur 1 270 hectares de terre. Il est développé par l’entreprise privée Island Green Power, propriété du fonds d’investissement australien Macquarie.

Malcolm Keay dénonce surtout « le manque de pensée systémique » du gouvernement. En particulier, le pouvoir en place fait l’impasse sur le fonctionnement des Bourses de l’énergie et sur le couplage entre le prix du courant et celui des énergies fossiles. Comment faire baisser les prix et décarboner la production dans ces conditions ?  « Il est irréaliste d’espérer que le système s’optimise de lui-même grâce au seul marché » conclue l’auteur, jugeant que « le gouvernement a accordé peu d’attention à ces questions plus globales ».

En mai 2025, un autre scientifique, Gareth Fearn, écrivait pour Common Wealth que « le gouvernement travailliste est confronté à un choix : répondre aux exigences des investisseurs […] et espérer simplement que cela se traduira par une stabilité des prix […] ou utiliser ce moment pour étendre la propriété publique et la coordination du système électrique. » D’autant que, depuis le Brexit, Londres n’est plus soumise au respect du droit européen et aux règles budgétaires de l’Union européenne. Ainsi, le gouvernement a pu modifier les règles d’endettement du Trésor britannique, favoriser l’emprunt et programmer 100 milliards de livres sterling (116 milliards d’euros) d’investissements publics sur cinq ans. Les leviers qui permettraient de recréer un grand service public de l’énergie existent donc bel et bien. Mais le Labour, qui a choisi de gouverner au centre, ne semble pas décidé à contrarier les intérêts privés.

Aurélien Bernier